Durant les derniers mois, beaucoup d’entre vous m’ont révélé comment le dernier article sur le tempérament leur a permis de mieux comprendre leurs émotions et celles de leur entourage. Certains m’ont demandé si cette théorie des affects, telle que définie par Dr Kernberg et ses collègues, a fait l’objet d’études scientifiques.

J’avoue en avoir éprouvé de la satisfaction. J’y ai vu le signe que vous saisissez maintenant la fonction essentielle de la démarche scientifique. Celle de mesurer jusqu’à quel point la connaissance que vous utilisez pour mener votre vie s’approche de la vérité.

Depuis Freud, père de la psychanalyse, l’observation systématique de patients en situation de traitement s’est avérée la méthode scientifique privilégiée pour l’élaboration d’hypothèses sur le fonctionnement psychologique de l’être humain. Elle a produit une littérature psychanalytique prolifique et diversifiée qui a défini les fondements de la compréhension psychodynamique du tempérament.

D’un point de vue scientifique, cette méthode génère une connaissance dont la validité est moindre, car elle est fortement influencée par la subjectivité (limitations sensorielles, valeurs, émotions, préjugés, croyances) du chercheur. Par exemple, quelqu’un pourrait se lever tous les matins, observer l’horizon et conclure que la terre est plate. Si l’on tient compte des limites de la vision humaine, ce fait est juste du point de vue de l’observateur.

Comme la démarche scientifique consiste à développer une connaissance de la vérité, il serait mal avisé de dénigrer cette observation, car elle en représente une facette. Cependant, elle devra être complétée par d’autres perspectives pour connaître la forme réelle de la terre.

Par exemple, on peut se servir des mathématiques et de l’optique pour comprendre que l’horizon nous apparaît rectiligne, car à 1,7 mètres du niveau du sol, l’œil humain est limité à 4,7 kilomètres de distance, ce qui est insuffisant pour percevoir la courbe de la planète. Nous sommes de minuscules mouches à fruit sur un gros pamplemousse.

C’est dans cet esprit que Dr Kernberg utilise les découvertes d’autres sciences pour raffiner sa théorie sur le fonctionnement de votre personnalité. L’adoption récente des découvertes émanant des travaux de Jaak Pansepp en est un bon exemple. Instigateur d’un nouveau champ d’études en neurologie, la neurologie affective, il a élaboré des expériences qui valident empiriquement la théorie psychodynamique du tempérament. Je m’efforcerai de vous décrire ce champ d’études dans ce qui suivra.

Mais avant de continuer, j’invite ceux qui ne connaissaient pas cette structure fondamentale de votre personnalité à lire cet article où j’en résume les grandes lignes.

Votre système nerveux

Débutons par l’unité de base du système nerveux, une cellule qu’on appelle "neurone". On en dénombre trois types: les neurones sensitifs, les interneurones et les neurones moteurs. En se connectant les unes aux autres elles transmettent l’« influx nerveux» à travers tout votre corps. Si l’on traduisait votre existence en termes purement neurologiques, ça ressemblerait à ceci:

  1. Vous recevez de l’information de vos sens (concernant votre corps et l’environnement) au moyen des neurones sensitifs;
  2. Vous traitez cette information dans votre cerveau pour déterminer (consciemment et inconsciemment) les comportements favorisant votre survie individuelle et celle de votre espèce par l’entremise des interneurones qui lient les neurones sensitifs et moteurs dans de vastes réseaux;
  3. Vous contractez vos muscles au moyen des neurones moteurs pour les concrétiser.

Votre cerveau (l’encéphale) est au centre du système, il est fait de groupes de neurones qui sont assemblés en réseaux spécialisés. Votre cerveau est donc un réseau de réseaux, un peu comme internet.

Pour comprendre comment fonctionne la personnalité et parler du tempérament, il est essentiel de distinguer deux grands groupes de réseaux de neurones:

  1. Les réseaux corticaux, formant le cortex cérébral (structures sombres dans la photo du début de l’article), qui sont le siège du contrôle émotif, de la coordination motrice fine, du langage, de la pensée abstraite et rationnelle.
  2. Les réseaux sous-corticaux (structures claires dans la photo du début de l’article), situés dans les couches profondes du cerveau sous le cortex, qui sont associés aux comportements et activités physiologiques autonomes ainsi qu’aux apprentissages associatifs simples.

Les émotions primitives qui vous font agir ne sont pas très différentes de celles qu’éprouve votre animal de compagnie.


L’humain se distingue des autres mammifères par un cortex beaucoup plus volumineux. Cependant, il partage des structures sous-corticales dont le fonctionnement est analogue à celles des autres mammifères tels que le rat, le chat ou le chien.

C’est ce qui rend les travaux de Panksepp si pertinents à la compréhension de vos émotions et de vos comportements.

Neurologie du tempérament

L’exploration scientifique du cerveau est un défi de taille, car les réseaux de neurones qui se forment avec l’expérience de vie d’un individu sont vastes et complexes. L’ingéniosité de la démarche de Panksepp est de focaliser son expérimentation sur les réseaux sous-corticaux qui subissent peu de modifications après la naissance et que l’on retrouve chez l’ensemble des mammifères.

Ses expériences consistent à stimuler, par de légers courants électriques ou des substances chimiques, les réseaux sous-corticaux d’animaux pour ensuite observer leurs réactions.

Ce faisant, il a identifié sept réseaux de neurones dont la stimulation provoque :

  • des comportements spécifiques, notamment des expressions faciales;
  • une activité cognitive spécifique comme un état d’attention et de contrôle affectif;
  • une expérience subjective spécifique, notamment une émotion positive ou négative.

Avant de les énumérer, je dois vous prévenir que j’ai choisi de les nommer dans leur langue originale afin d’éviter qu’une erreur de traduction dénature la pensée de Panksepp. Je vous offre une traduction libre (en italique), mais celle-ci ne devrait pas être considérée comme une traduction officielle. J’ai aussi été contraint, pour des raisons pratiques, d’utiliser des photos de chiens pour illustrer les résultats d’expériences principalement faites avec des rats. J’ai fait ces compromis afin de faciliter votre compréhension, mais soyez conscient que cela pourrait introduire un biais.

J’aimerais aussi attirer votre attention sur le fait que Panksepp a choisi d’écrire le nom de l’affect en majuscule et l’émotion qui en fait partie en minuscule. Son objectif était de bien distinguer les aspects physiologiques (comportements et état d’attention) de l’expérience subjective (l’émotion)

SEEKING-expectancy

RECHERCHE-entousiasme
Sa fonction est d’engager un mouvement énergique vers l’environnement pour trouver. Pousse à chercher même sans objectif prédéterminé, dans le contexte subjectif d’une émotion positive.

FEAR-anxiety

PEUR-anxiété
Sa fonction est de protéger contre des dangers existentiels comme les hauteurs, le feu, les prédateurs. Pousse à la fuite ou l’immobilité dans le contexte subjectif d’une émotion négative.

RAGE-anger

RAGE-colère
A comme fonction d’éliminer ce qui empêche l’accès aux ressources. Pousse les animaux à mordre pour contrôler ou tuer dans le contexte subjectif d’une émotion négative.

LUST-sexual arousal

APPÉTIT SEXUEL-excitation sexuelle
A comme fonction d’assurer la reproduction. Pousse à agiter les oreilles (chez les rats) ou se placer en position de copulation dans le contexte d’une émotion positive.

CARE-love

SOIN-amour
A comme fonction d’établir un sentiment de sécurité chez le petit. Pousse les animaux à caresser, lécher, se blottir dans le contexte subjectif d’une émotion positive.

PANIC-sadness

PANIQUE-ATTACHEMENT-tristesse
A comme fonction de protéger les petits du danger d’être séparé ou de perdre l’amour de ses parents. Pousse les petits à s’agripper ou émettre des cris de détresse dans le contexte subjectif d’une émotion négative.

PLAY-social joy

JEU-joie sociale
A comme fonction d’apprendre au petit à socialiser avec ses congénères. Pousse à l’engager dans des « jeux de bataille » accompagnés de verbalisations joyeuses dans le contexte subjectif d’une émotion positive. Panksepp a même découvert que cet affect provoque une forme primitive de rire chez les rats.

À ce moment, vous auriez raison de relever que ces affects ne représentent pas toute la gamme des émotions que vous ressentez. Cependant, les connaissances scientifiques actuelles démontrent qu’elles en sont la base. Comme les couleurs primaires (rouge, vert, bleu) donnent lieu à des milliers de teintes colorées, ces AFFECTS sont à l’origine de toutes vos émotions.

Cela veut dire que votre nature profonde est:

  1. enthousiaste lorsque vous cherchez quelque chose;
  2. enragée face aux obstacles;
  3. peureuse face aux dangers;
  4. « caring » (qui veut prendre soin) face à la détresse;
  5. paniquée et triste dans la solitude;
  6. joyeuse de jouer avec les autres;
  7. excitée sexuellement.

Et ce, peu importe la perception que vous avez, de vous-même ou de votre origine culturelle, sociale ou familiale.

C’est fascinant, non?

Mais ça va encore plus loin.

L’expérience subjective de chacun de ces affects est biologiquement ressentie comme positive ou négative.

Comme tous vos congénères humains, amis comme ennemis, vous allez ressentir l’enthousiasme, le « caring », la joie sociale et l’excitation sexuelle comme de bonnes sensations que vous chercherez à reproduire. Au contraire, la colère, la peur, la panique-tristesse seront ressenties comme de mauvaises sensations que vous tenterez d’éviter.

Comment Panksepp a-t-il pu arriver à ces conclusions?

Par l’application de deux ingénieuses expériences.

Neurologie des pulsions agressives et libidinales

Dans la première, il observe le comportement d’un rat lorsqu’il active l’un des 7 AFFECTS dans une des sections de labyrinthe dans lequel le rongeur pouvait déambuler.

Après plusieurs tentatives, il a déterminé que les rats dont on avait stimulé les affects de RAGE/anger, FEAR/anxiety, PANIC/sadness évitaient systématiquement cette section. Ceux chez qui on avait stimulé les affects SEEKING/expectancy, CARE/nurturing, PLAY/social joy préféraient cette partie du labyrinthe. Ce qui prouve que les rats ne réagissaient pas à leur environnement, mais à l’émotion vécue dans celui-ci.

Vous doutez de l’utilité concrète de cette connaissance pour votre vie de tous les jours?

Applications concrètes des connaissances scientifiques sur le tempérament

Ce que les expériences de Panksepp soulignent est qu’un affect, souvent réduit à l’émotion dans la culture populaire, est en fait un système comportant aussi un état d’attention qui sélectionne certaines informations sur l’ensemble de celles qui sont disponibles.

Cela nuit à votre raisonnement et risque de vous faire prendre de mauvaises décisions.

La croyance aux fausses nouvelles ou aux théories du complot en sont un exemple contemporain étoffé par un nombre grandissant d’études scientifiques. Les auteurs de l’une d’entre elles, Martel, Pennycook et Rand (2020), rapportent deux conclusions:

  • Une émotion, même momentanée, augmente le risque de croire et de partager une fausse nouvelle et diminue votre capacité à discerner le vrai du faux.
  • Les participants accordant plus de crédibilité à leurs émotions qu’à leur raisonnement auront tendance à considérer les fausses informations comme véridiques.

En d’autres mots, cela veut dire que tout le monde peut déformer la réalité sous l’emprise d’une émotion intense. Et ce, même si votre personnalité fonctionne bien et que votre santé mentale est bonne.


En d’autres mots, cela veut dire que tout le monde peut déformer la réalité sous l’emprise d’une émotion intense. Et ce, même si votre personnalité fonctionne bien et que votre santé mentale est bonne.


Cela signifie aussi que si vous avez de la difficulté à tempérer vos émotions, votre perception de la réalité sera particulièrement affectée et vous prendrez des décisions sans considérer toutes les informations disponibles.

Une étude de DeSteno, D., Petty, R. E., Wegener, D. T., & Rucker, D. D. (2000) confirme ceci, notamment en ce qui concerne la colère (qui indique l’activation de l’affect de RAGE). Elle démontre qu’une information convaincra des gens en colère si elle est communiquée avec colère.

C’est quand même une découverte révolutionnaire pour toute personne qui cherche la vérité.

Si vous êtes en colère… ou pire …. si vous êtes toujours en colère, les faits n’auront aucune importance. Ne sera « vrai » que ce qui confirme votre émotion.

Sachant cela, vous pouvez poser la question suivante :

Suis-je enragé, révolté, méprisant, parce que le gouvernement est méchant, injuste et contrôlant ou est-ce que le gouvernement m’apparaît de cette manière parce que je suis sous l’emprise d’un AFFECT de RAGE?

Une meilleure compréhension de votre tempérament peut vous permettre de faire tout ça.

Pas mal pour une lecture de 18 minutes…

En fait, c’est ce que je souhaiterais, mais c’est faux.

Ceux qui croient que je surestime l’impact de mon écriture ont raison.

Comme le démontre la théorie psychodynamique de Kernberg, la neurologie affective de Pankseep et les recherches sur les fausses nouvelles, peu importe la qualité de l’information que je vous communique, les émotions que mon texte provoquera chez vous détermineront la valeur que vous allez lui attribuer.

Il vous est donc impossible d’aborder mon texte de manière rationnelle.

Sauf…

Si vous arrivez tempérer vos réactions affectives.

Heureusement, plusieurs structures de votre personnalité peuvent aider à accomplir cette tâche. Mon prochain article vous présentera la plus primitive d’entre elle : le caractère.

Entretemps, observez les émotions que suscitent les sources qui vous jugez crédibles. Cela vous permettra peut-être d’un découvrir un peu plus sur vous-même.

Bibliographie

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Christian Montag and Jaak Panksepp (2017), Primary Emotional Systems and Personality: An Evolutionary Perspective, Frontiers in Psychology, www.frontiersin.org April 2017, Volume 8, Article 464. Vous pouvez consulter l’article en suivant ce lien.

Cameron Martel, Gordon Pennycook and David G. Rand (2020), Reliance on emotion promotes belief in fake news, Martel et al. Cogn. Research 2020, 5:47 https://doi.org/10.1186/s41235-020-00252-3,Vous pouvez consulter l’article en suivant ce lien.

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Jaak Panksepp, Andrea Clarici, Marie Vandekerckhove & Yoram Yovell (2019) Neuro-Evolutionary Foundations of Infant Minds: From Psychoanalytic Visions of How Primal Emotions Guide Constructions of Human Minds toward Affective Neuroscientific Understanding of Emotions and Their Disorders, Psychoanalytic Inquiry, 39:1, 36-51, DOI: 10.1080/07351690.2019.1549910. Vous pouvez consulter l’article en suivant ce lien.

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