Dans mon dernier article, j’ai exposé la définition générale de la personnalité selon Otto Kernberg et ses collègues de l’International Society of Transference Focused Psychotherapy (ISTFP). Je vous invite à le consulter pour favoriser la compréhension de ce qui suit.

Ceux qui l’ont lu se rappellent que leur personnalité est le résultat de « l’intégration dynamique » de leur « expérience subjective totale » et de leurs « patterns comportementaux ».

Cette intégration dynamique est possible grâce à l’interaction de plusieurs structures psychiques que je m’efforcerai de vous décrire dans mes prochaines publications.

Nous débuterons par la plus fondamentale d’entre elles : le tempérament.

Dr.Kernberg le définit en ces termes:

« Structure psychobiologique définissant la réactivité psychologique générale d’un organisme vivant, particulièrement au niveau comportemental, cognitif et affectif. » (Traduction libre) Otto Kernberg, M.D., Ph.D.

Comme le langage psychodynamique peut être aride, je prendrai le temps d’en expliquer les concepts auxquels vous êtes moins familiers.

Attardons-nous d’abord au fait que le tempérament est de nature psychobiologique.

Origines du tempérament

Vous êtes un primate, et comme tous les animaux de la classe de mammifères, vous êtes le résultat d’un processus évolutif qui s’est effectué à travers un mécanisme de sélection naturelle.

Charles Darwin, naturaliste et paléontologue, en a fait la description dans son livre classique « L’origine des espèces ». Puis, Theodosius Dobzhansky et ses collègues, en ont précisé le fonctionnement en y intégrant les découvertes de la génétique moderne, jetant ainsi les bases de plusieurs théories néo-darwinistes modernes ou théories synthétiques de l’évolution.

Selon celles-ci, le génome (ou ADN) des organismes vivants change constamment en raison de mutations génétiques provoquées par des facteurs environnementaux (ultraviolets, virus, etc.) et développementaux (erreur de copie de l’ADN dans la croissance de l’embryon).

Ce processus favorise l’apparition de nouvelles caractéristiques chez les êtres vivants, la plupart du temps inutiles, entraînant la mort rapide de l’individu qui en est doté, mais parfois si révolutionnaires qu’elles en augmentent considérablement la survie et la reproduction. C’est ainsi que la nature sélectionne, au fil des générations, le bagage génétique le plus favorable pour chaque espèce.

Chez les mammifères, l’évolution a engendré des modifications morphologiques (de formes, de structures) du cerveau qui permettent d’accumuler des connaissances complexes sur l’environnement physique et social, de les modifier selon les variations qui s’y produisent et de les transmettre à sa progéniture. La possibilité d’anticiper les conditions environnementales favorise la survie en diminuant l’énergie nécessaire à la recherche de nourriture, à l’évitement du danger et à la séduction d’un partenaire de reproduction.

C’est le cas, par exemple, des chimpanzés d’Afrique qui se sont assurés une source abondante de nourriture en développement des méthodes de « pêche aux termites » comportant 38 éléments techniques différents (Chimpanzee ethnography reveals unexpected cultural diversity, 2020).


Il est vital au nouveau-né de posséder, dès son premier souffle, les moyens de motiver ses parents à en prendre soin adéquatement.


Cependant, cette capacité repose sur le développement d’un cerveau dont la maturation demande plus de temps et d’énergie. Il est donc vital au nouveau-né de posséder, dès son premier souffle, les moyens de motiver ses parents à en prendre soin adéquatement.

C’est le rôle primaire du tempérament, autant pour les chimpanzés d’Afrique que pour les êtres humains.

Assurant la survie le temps d’apprendre à survivre, le tempérament est constitué d’un ensemble déterminé de réactions psychobiologiques de base. Dans le langage psychodynamique, nous les nommons « affects ».

Les affects

Ne nécessitant aucun apprentissage, les affects s’activent instinctivement en réponse à des déclencheurs physiologiques (ex : faim, abaissement ou élévation de la température du corps, sensation physique agréable) ou environnementaux spécifiques (ex : bruit de forte intensité, séparation d’avec une figure d’attachement).

Comme le décrit Kernberg lors d’une conférence à Bergen, Norvège en 2017, chaque affect est composé des éléments suivants:

  • Des comportements, tels que des vocalisations (cris, pleurs) et une expression faciale spécifique, ayant pour fonction de procurer, dès la naissance, un mode de communication commun aux individus d’une même espèce. C’est ce qui vous permet d’être compris par votre entourage avant même d’avoir l’intention consciente de communiquer quelque chose.
  • Une activité cognitive, plus spécifiquement un état d’attention ayant pour fonction de prioriser les informations environnementales pertinentes à la survie dans un contexte donné. Cet état est soutenu par un effort de contrôle affectif ayant pour fonction de permettre une attention partagée entre ce qui se passe dans votre corps et ce qui est perçu de l’environnement.
  • Une expérience subjective(ce que vous ressentez) positive ou négative ayant pour fonctions d’offrir un système de motivations de base et des ancrages affectifs autour desquels se construira une mémoire de vos interactions avec votre entourage. Cette connaissance représentera la manière avec laquelle vous avez ressenti la réalité et non la réalité elle-même.

Soulignons que l’ensemble de ces phénomènes sont involontaires et inconscients.

Vous ne décidez pas d’avoir un affect « ça » décide pour vous.

Vous ne choisissez pas de contracter certains muscles pour exprimer la peur, la panique ou la rage. Vous ne décidez pas non plus quels éléments d’une situation vont spontanément capter votre attention lorsqu’un affect est activé.

Ce dernier phénomène est bien illustré par l’étude suivante sur la mémoire autobiographique (Tunnel memories for autobiographical events: Central details are remembered more frequently from shocking than from happy experiences, 2002). Elle conclut que l’affect de peur crée un effet « tunnel » sur la mémoire d’un évènement traumatique. L’attention est concentrée sur la source de danger et les éléments périphériques de la situation sont ignorés. Ainsi, à la suite d’une agression, une victime se rappellera en détail de l’arme utilisée, mais très peu des particularités de son agresseur ou du contexte de l’évènement traumatique.

Difficile à croire?

Votre fil de nouvelles n’est-il pas inondé de déclarations vous suggérant qu’« être heureux, ça se décide», que vous pouvez appliquer « 10 trucs pour changer [votre] état d'esprit en transformant le négatif en positif » ou que vous devriez croire au « pouvoir infini de vos Pensées»?

Je reconnais que l’idée de soumettre totalement vos expériences émotives à votre volonté est séduisante, mais elle ne semble pas soutenue par la pratique de la psychothérapie ni par les connaissances scientifiques actuelles.

On ne peut volontairement empêcher le déclenchement d’un affect. Les travaux du neurologue Jaak Panksepp sont particulièrement éloquents sur cette question. Dr. Kernberg s’y réfère d’ailleurs pour appuyer sa conception théorique du tempérament. Nous en parlerons dans mon prochain article.


Vos actions, émotions et perception de la réalité seront en grande partie déterminées par l’activation involontaire d'un ensemble d’affects primaires.


Pour l’instant, retenez simplement que vos actions, vos émotions et votre perception de la réalité seront en grande partie déterminées par l’activation involontaire de cet ensemble d’affects primaires (Conférence d’Otto Kernberg à Bergen, Norvège, 2017) :

  • attachement
  • érotisme
  • plaisir social (Play-bonding)
  • recherche de nouveauté (Seeking)
  • rage
  • panique-séparation
  • peur

Existant d’abord comme des réactions indépendantes les unes des autres, ces affects vont rapidement se regrouper selon la nature de leur expérience subjective, donnant lieu à deux catégories d’affects.

Ceux qui provoquent une expérience subjective positive de plaisir ou de satisfaction (attachement, érotisme, plaisir social, recherche de nouveauté) formeront l’élan, la motivation à aller vers quelqu’un. Du point de vue psychodynamique, on s’y réfère en parlant de la pulsion libidinale.

Ceux qui provoquent une expérience subjective négative de déplaisir ou d’aversion (rage, panique-séparation, peur) formeront l’élan à s’éloigner de quelqu’un, à le contrôler, à l’attaquer ou à le détruire. Du point de vue psychodynamique, on s’y réfère en parlant de la pulsion agressive.

Je sais que pour certains d’entre vous, tout cela est très abstrait. Récompensons vos efforts de lecture par un exemple.

Observez attentivement la photo suivante et attardez-vous à ce qu’elle vous fait ressentir.

Pourquoi cette enfant est-elle dans cet état de détresse?

Sa vie est-elle menacée?

Pourquoi n’est-elle pas attentive à la douceur de son pyjama, le calme de sa chambre ou le confort de son lit?

Son état émotif caractérise l’activation de l’affect panique-séparation provoqué par le départ d’une personne significative pour elle (quelqu’un qui en prend soin comme son père).

D’instinct, son tempérament lui fait ressentir qu’être séparé, c’est être dévoré. C’est l’héritage de la sélection naturelle.

On peut voir que tout son être est mobilisé pour éviter cet abandon. Son émotion de tristesse lui signale une perte dangereuse qu’elle tente d’empêcher en communiquant sa détresse par son expression faciale et ses cris. Toute son attention est dirigée vers son père qui s’éloigne et toutes ses actions mobilisées pour rétablir la proximité physique avec lui.

Bien que sa réaction le suggère, cette enfant était-elle réellement en danger de mort?

La photo ne semble pourtant pas l’indiquer. Malgré tout, sa réaction affective impose un état d’attention sélective. De toutes les informations que ses sens lui procurent, elle ne tiendra compte que de celles qui se rapportent à la séparation. C’est pour cette raison qu’elle attribuera un sens négatif au contexte.

Si elle vit cette expérience de manière aussi intense chaque fois, elle gardera en mémoire une relation avec un père indifférent qui l’abandonne dans une chambre inquiétante même si ses parents ont pris soin d’en faire un espace accueillant.


Ce que vous ressentez comme la réalité n’est en fait que votre expérience de celle-ci, votre subjectivité.


Cet exemple illustre comment la vérité est déformée par le prisme des affects. Ce que vous croyez être la réalité n’est en fait que le reflet de votre expérience de celle-ci, de votre subjectivité.

Vous êtes sceptique face à ce que j’avance, car vous êtes convaincu que ce que vous ressentez est LA vérité?

Votre incrédulité va s’accroître, car la suite est encore plus dérangeante.

Bien que vous partagiez les mêmes affects que vos congénères humains, vous avez une sensibilité unique concernant leur déclenchement et leur intensité. Cela signifie que, même si vous avez eu les mêmes parents, les souvenirs d’enfance de vos frères et sœurs peuvent être très différents.

C’est ce à quoi Kernberg fait référence lorsqu’il affirme que le tempérament détermine votre « réactivité psychologique générale ».

Pour mieux l’illustrer, reprenons l’exemple précédant en mettant en scène un enfant dont l’affect panique-séparation est rapidement supplanté par l’activation de l’affect de rage.

En observant son expression faciale, vous constatez que cette enfant vit une expérience émotive très différente de celle que provoque l’affect panique-séparation.

Motivé par la colère, qui est une des expressions subjectives de l’affect de rage, tout son être se mobilise, non pas pour émouvoir le parent qui la quitte, mais pour menacer ce père qui l’empêche d’obtenir la proximité physique qu’elle exige.

Elle tentera de l’effrayer, par son expression faciale et ses cris. Il se peut même qu’elle le retienne ou le frappe pour l’obliger à rester. Si elle y réussit, il se peut même qu’elle l’attaque jusqu’à l’apaisement de son affect. Tant qu’elle sera sous son emprise, elle tentera de contrôler son père ou de détruire son attachement à celui-ci.

Si cette expérience se répète fréquemment, elle gardera en mémoire une relation où elle est délaissée par un père méchant dans un environnement détestable. Et ce, peu importe l’intention véritable de celui-ci. Cette fois encore, l’expérience subjective déterminera la mémoire de l’évènement.

Supposons maintenant que les deux enfants de nos exemples soient des sœurs.

Développeront-elles la même relation avec leur père?

Vous devinez que cela est peu probable. La première sera plus inquiète, cherchant toute sorte de moyens pour maintenir une proximité physique avec lui. Tandis que la seconde aura tendance à l’attaquer au moindre signe d’inattention.

Devenue adulte, chacune aura pourtant l’impression de savoir qui était réellement le père de leur enfance.

L’influence du tempérament dans la vie adulte

Bien qu’il se manifeste dans sa forme la plus pure durant l’enfance, votre tempérament sera actif toute votre vie. Même adulte, les réactions affectives de votre tempérament dirigent instinctivement votre attention sur certains aspects des comportements et du discours de votre entourage.


Bien qu’il se manifeste dans sa forme la plus pure durant l’enfance, votre tempérament sera actif toute votre vie.


Par exemple, imaginons que les jeunes filles dont nous parlions précédemment ont maintenant 20 ans. Elles sont allées à un festival de musique avec un groupe d’amis et les ont perdus de vue dans la foule.

Si l’on suppose qu’elles n’ont pu développer une structure de personnalité permettant de compenser l’intensité excessive de certains des affects de leur tempérament, elles vivront une expérience extrême, rigide et appauvrie de cette situation.

Celle dont l’affect panique-séparation est particulièrement actif sera prise d’angoisse. Entourée de visages inconnus, sa détresse s’accentuera jusqu’à douter de l’amour de ses amis. Elle se rappellera les derniers jours avec eux, notant au passage tous les indices d’un manque d’intérêt de leur part. Peut-être a-t-elle été volontairement abandonnée?

Celle dont l’affect de rage est particulièrement réactif sera envahie par la colère. Elle se sentira hostile à cette foule qui lui bloque le chemin en lui souriant stupidement. Remplie de reproches pour ses amis, elle se rappellera chacun de leurs défauts. Peut-être ne la méritent-ils pas?

À la lecture des derniers exemples, il est aisé de constater que chacune d’elle possède une façon bien personnelle de vivre leurs relations amicales. C’est ce qui nous fait dire qu’elles éprouvent une expérience subjective (qui leur est propre) de la réalité même si elles sont convaincues que ce qu’elles vivent est réel.

Cette impression d’avoir la vérité est due à la nature même du tempérament qui distingue peu l’intérieur de l’extérieur, le soi de l’autre. Lorsque votre personnalité est envahie par les affects primitifs de votre tempérament, votre expérience subjective et la réalité sont confondues. La représentation qui est faite de l’autre est alors déterminée par les affects regroupés en pulsions agressives et libidinales.

Ce que vous ressentez face à votre entourage devient votre entourage.

  • Vous êtes fâché parce que l’autre est méchant. 
  • Vous avez peur parce que l’autre est dangereux. 
  • Vous êtes triste et paniqué parce que l’autre est indifférent. 
  • Vous êtes attaché parce que l’autre est gentil. 
  • Vous êtes excité parce que l’autre est sexuellement disponible.

Imaginez un monde où chacun percevrait la réalité de cette manière.

Ce serait le chaos, l’affrontement violent d’opinions antagonistes où chacun veut imposer une vérité absolue qui ne pourrait se confirmer qu’à travers le contrôle et la destruction de l’autre.

Ça ressemble à votre fil de nouvelles?

Je sais, moi aussi ça me préoccupe.

Mais ça ne m’étonne pas.

Cet extrémisme est au cœur de la nature humaine.

Si vous y échappez, c’est grâce à l’action de deux structures qui font aussi partie de votre personnalité : le caractère et l’identité. Elles feront l’objet de mes prochains articles.

Fonctionnant de concert avec votre tempérament, elles vous permettent de vivre une expérience plus nuancée (et aussi plus juste) de la réalité. Vous pouvez ainsi tendre vers la vérité en sachant que vous ne l’atteindrez jamais complètement.

Et ça, c’est bien, non?

Ça rassure quand même un peu.

Qu’en pensez-vous?


Bibliographie

Berntsen, D. (2002). Tunnel memories for autobiographical events: Central details are remembered more frequently from shocking than from happy experiences. Memory & Cognition 30, 1010–1020. Vous pouvez consulter l’article en suivant ce lien

Christophe Boesch, coll. (2020). Chimpanzee ethnography reveals unexpected cultural diversity. NATURE HUMAN BEHAVIOUR, https://www.nature.com/nathumbehav/. Vous pouvez consulter l’article en suivant ce lien

Diguer, L., Laverdière, O. & Gamache, D. (2008). Pour une approche empirique des relations d’objet. Santé mentale au Québec, 33 (1), 89–114. https://doi.org/10.7202/018474ar Vous pouvez consulter l’article en suivant ce lien

Jaak Panksepp (2004). Affective consciousness: Core emotional feelings in animals and humans. Consciousness and Cognition 14, 30–80. Vous pouvez consulter l’article en suivant ce lien

Jaak Panksepp (2011). Cross-Species Affective Neuroscience Decoding of the Primal Affective Experiences of Humans and Related Animals, PLoS ONE | www.plosone.org, Vous pouvez consulter l’article en suivant ce lien

Kenneth L. Davis and Christian Montag (2019). Selected Principles of Pankseppian Affective Neuroscience, Frontiers in Neuroscience | www.frontiersin.org, volume 12, | Article 1025. Vous pouvez consulter l’article en suivant ce lien

Otto F. Kernberg M.D. (2001) Object Relations, Affects, and Drives: Toward a New Synthesis, Psychoanalytic Inquiry, 21:5, 604-619, DOI: 10.1080/07351692109348963, Vous pouvez consulter l’article en suivant ce lien

Otto F. Kernberg M.D. (2009) The concept of the death drive: A clinical perspective, Int J Psychoanal, vol. 90, p. 1009–1023, Vous pouvez consulter l’article en suivant ce lien

Otto F. Kernberg, M.D. (2016) What is Personality?, Journal of Personality Disorders, Volume 30(2), 145-156, © 2016 The Guilford Press, Vous pouvez consulter l’article en suivant ce lien

Otto Kernberg in Bergen, Norway. (oct. 2017) [Vidéo]. YouTube. https://youtu.be/vTOiKsXeSlk 

INTERNATIONAL PSYCHOANALYTICAL ASSOCIATION, (10 décembre 2019). Introduction To Psychoanalysis: Otto Kernberg [Vidéo]. YouTube. https://youtu.be/UOkG8J9OxKs

Modern synthesis (20th century) Dans Wikipédia.https://en.wikipedia.org/wiki/Modern_synthesis_(20th_century)#Towards_a_replacement_synthesis